Britannicus : acte III, scène 8
Britannicus : acte III, scène 8
Jean Racine, 1534
L'analyse linéaire ci-dessous concerne l'extrait suivant :
Scène 8
Néron, Britannicus, Junie (vers 1025 à 1069)
NERON
Prince, continuez des transports si charmants,
Je conçois vos bontés par ses remerciements,
Madame : à vos genoux je viens de le surprendre.
Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre :
Ce lieu le favorise, et je vous y retiens
Pour lui faciliter de si doux entretiens.
BRITANNICUS
Je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie
Partout où sa bonté consent que je la voie ;
Et l'aspect de ces lieux où vous la retenez
N'a rien dont mes regards doivent être étonnés.
NERON
Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse
Qu'il faut qu'on me respecte et que l'on m'obéisse ?
BRITANNICUS
Ils ne nous ont pas vus l'un et l'autre élever,
Moi pour vous obéir, et vous pour me braver ;
Et ne s'attendaient pas, lorsqu'ils nous virent naître,
Qu'un jour Domitius me dût parler en maître.
NERON
Ainsi par le destin nos voeux sont traversés ;
J'obéissais alors, et vous obéissez.
Si vous n'avez appris à vous laisser conduire,
Vous êtes jeune encore, et l'on peut vous instruire.
BRITANNICUS
Et qui m'en instruira ?
NERON
Tout l'empire à la fois,
Rome.
BRITANNICUS
Rome met-elle au nombre de vos droits
Tout ce qu'a de cruel l'injustice et la force,
Les empoisonnements, le rapt et le divorce ?
NERON
Rome ne porte point ses regards curieux
Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux.
Imitez son respect.
BRITANNICUS
On sait ce qu'elle en pense.
NERON
Elle se tait du moins : imitez son silence.
BRITANNICUS
Ainsi Néron commence à ne plus se forcer.
NERON
Néron de vos discours commence à se lasser.
BRITANNICUS
Chacun devait bénir le bonheur de son règne.
NERON
Heureux ou malheureux, il suffit qu'on me craigne.
BRITANNICUS
Je connais mal Junie ou de tels sentiments
Ne mériteront pas ses applaudissements.
NERON
Du moins, si je ne sais le secret de lui plaire,
Je sais l'art de punir un rival téméraire.
BRITANNICUS
Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler,
Sa seule inimitié peut me faire trembler.
NERON
Souhaitez-la ; c'est tout ce que je vous puis dire.
BRITANNICUS
Le bonheur de lui plaire est le seul où j'aspire.
NERON
Elle vous a promis, vous lui plairez toujours.
BRITANNICUS
Je ne sais pas du moins épier ses discours.
Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche,
Et ne me cache point pour lui fermer la bouche.
NERON
Je vous entends. Eh bien, gardes !
Introduction
Jean Racine est un dramaturge classique dont les tragédies sont reconnues comme des chefs-d’œuvre : Phèdre, Andromaque ou encore Britannicus mettent en scène des passions amoureuses mémorables qui mènent leurs victimes à des destins terrifiants. Dans Britannicus, histoire inspirée de l’historien latin Tacite et publiée en 1669, la passion se mêle de politique, redoublant les enjeux de l’intrigue. Nous sommes à Rome, en l’an 35. Néron est empereur depuis peu grâce aux stratagèmes de sa mère Agrippine mais il sait que son demi-frère Britannicus est l’héritier légitime du trône. Néron fait enlever Junie, l’amante de Britannicus, au début de la pièce dans le dessein de l’épouser lui-même. Dans l’acte III, Junie trahit Néron et réaffirme son amour à Britannicus en secret. Or, Néron surprend les deux amants dans la scène 8. LECTURE
Nous nous demanderons comment dans cette scène d’affrontement la rivalité politique se conjugue à la rivalité amoureuse. Le triangle amoureux se révèle du début du texte au vers 1034 ("n’a rien dont mes regards doivent être étonnés") à travers la dispute pour Junie. Les vers 1035 ("et que vous montrent-ils...") à 1056 ("il suffit qu'on me craigne.) constituent un affrontement politique, Néron rappelant son statut d’empereur. Enfin, du vers 1057 ("je connais mal Junie") à la fin, l'échange fait réémerger la rivalité amoureuse.
Premier mouvement
Tout d’abord, le triangle amoureux se révèle. Néron interpelle Britannicus, pris en compagnie de Junie, et utilise l’impératif de façon ironique : « Prince, continuez des transports si charmants ». Cette antiphrase montre l’agacement de l’empereur. Le pronom personnel « je » qui suit au vers 1026 lui permet de s’immiscer entre les amants. La proximité entre les deux amants lui déplaît comme le souligne le complément circonstanciel de lieu « à vos genoux ». Son ton se fait plus sévère avec la conjonction de coordination adversative « mais » : « mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre ». Néron se pose comme supérieur à son demi-frère et lui demande des comptes implicitement à travers des antiphrases : « Ce lieu le favorise et je vous y retiens / Pour lui faciliter de si doux entretiens. ». S’il a enfermé Junie, c’était pour empêcher les amants de se voir, elle comme Britannicus lui ont désobéi. L’adverbe intensif « si » devant « doux » trahit le mépris de Néron envers leur amour. Britannicus répond : « je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie ». L’antithèse souligne qu’il suivra Junie dans n’importe quelle situation et « partout », comme le souligne l’adverbe au vers suivant. Il reprend ensuite le terme de « lieu » employé par Néron pour lui signifier qu’il s’agit en réalité d’un lieu détestable, d’une prison : « Et l’aspect de ces lieux où vous la retenez / n’a rien dont mes regards doivent être étonnés ». Britannicus y reconnaît la monstruosité de Néron. La négation partielle souligne le fait qu’il est habitué à ce genre de comportement de la part de son demi-frère.
Deuxième mouvement
Les vers 1035 à 1056 constitue un affrontement politique, Néron rappelant son statut d’empereur. En effet, il réaffirme son autorité avec une allitération en [k] brutale : « Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse / Qu’il faut qu’on me respecte et qu’on m’obéisse ? ». Le pronom« on », plutôt impersonnel, vise surtout en réalité Britannicus, qui ne doit pas défier l’empereur. Les verbes employés (avertir, respecter, obéir) ne font plus partie du langage amoureux, on bascule dans un dialogue politique. Britannicus refuse la supériorité de Néron et répond en les plaçant sur un pied d’égalité : « Il ne nous ont pas vu l’un et l’autre élever, / Moi pour vous obéir, et vous pour me braver ». La négation totale, suivie d’un parallélisme, permet de nier tout ascendant de Néron. A travers le nom de « Domitius », mis en valeur par la diérèse, Britannicus rappelle la généalogie de Néron, qui n’est pas le fils du précédent empereur Claude, au contraire de son demi-frère. Néron n’a donc aucune légitimité à imposer son pouvoir plutôt que lui. Mais l’empereur balaie cet argument à travers le complément d’agent « par le destin ». Ce seul argument justifie le renversement au vers 1042 : « J’obéissais alors, et vous obéissez ». L’imparfait et le présent s’opposent du premier hémistiche au deuxième : cette évolution est un passage obligé, il s’agit de leur destinée. Si Britannicus était un jour le plus important, il doit à présent se soumettre à son demi-frère. Néron le prend de haut à travers l’attribut du sujet « jeune » qui le disqualifie en tant que figure d’autorité. On doit lui inculquer le respect.
C’est à ce moment-là que le débat se fait plus vif et disloque le cers : « Et qui m’en instruira ? » forme un hémistiche de 6 syllabes comme la réponse de Néron : « Tout l’Empire à la fois ». Britannicus défie son autorité et Néron riposte en rappelant qu’il est soutenu par un nombre écrasant de sujets, des institutions politiques et une armée, ce que souligne également la métonymie « Rome ». Mais Britannicus rebondit à la mention de Rome, complétant ainsi le vers de Néron, en révélant à travers le champ lexical du crime ce que ce pouvoir a d’abusif : « les emprisonnements, le rapt et le divorce ? ». Néron balaie également cet argument avec une négation totale : « Rome ne porte point ses regards curieux / Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux ». La diérèse sur « curi-eux » permet de s’opposer à l’ingérence de Britannicus, qui ferait mieux de ne pas s’occuper des affaires de l’empereur. Néron le lui ordonne deux fois à travers des phrases à l’impératif : « Imitez son respect », « Imitez son silence ». L’évolution entre les deux phrases fait sentir que Néron ne s’inquiète pas de ce qu’on pense de lui, tant qu’on lui obéit. On entrevoit sa monstruosité en germe. Il conclut : « Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne ». Cette antithèse montre son indifférence quant à autrui, c’est par la peur qu’il contrôle. C’est le sommet de sa théorie politique.
Troisième mouvement
Or, les vers 1057 à 1069 font finalement réémerger la rivalité amoureuse. La théorie politique de Néron fait réagir Britannicus qui pense à ce qu’en dirait Junie : « Je connais mal Junie, ou de tels sentiments / Ne mériteront pas ses applaudissements. ». Cette litote permet de montrer que Junie mépriserait un tel comportement et ne pourra jamais aimer Néron. Néron n’a pas d’autre choix que d’avouer sa défaite sur le plan amoureux à travers une négation totale : « je ne sais le secret de lui plaire ». Cependant, sa tactique consiste à utiliser son pouvoir politique : « je sais l’art de punir un rival téméraire ». La périphrase vise Britannicus qui, malgré sa victoire sur le plan amoureux, n’a pas la puissance d’un empereur. Or, sa situation lui convient : « Le bonheur de lui plaire est le seul où j’aspire ». Il rappelle l’expression de Néron au vers 1059 pour affirmer que lui a un pouvoir hors de portée pour Néron : celui de recevoir un amour sincère et réciproque. Il n’a pas besoin d’user des manigances de l’empereur comme le met en lumière la négation totale « Je ne sais pas du moins épier ses discours ». La diérèse sur « épi-er » relève le comportement de Néron afin de le condamner. Néron répond de façon brutale : « Je vous entends. Hé bien, gardes ! ». Il place Britannicus en position d’objet avec le pronom COD « vous », avant de recourir à la force pour se débarrasser de son rival dans une phrase elliptique de verbe.
Conclusion
En conclusion, le spectateur a assisté à un affrontement en présence de la femme aimée. Si Britannicus sort victorieux dans le domaine de l'amour, il est battu politiquement. C’est une scène où la crise éclate au grand jour et où Néron devient aux yeux de tous un « montre naissant », selon les termes de Racine. On peut rapprocher ce texte de l'acte IV, scène 3, de Cinna, écrit par Corneille. Cette scène met en scène une confrontation intense entre Auguste et Cinna, son ancien allié qui a conspiré pour le renverser et qui tente de se justifier.