Discours de la servitude volontaire
Discours de la servitude volontaire
Etienne de la Boétie, 1574
L'analyse linéaire ci-dessous concerne l'extrait suivant :
Mais certes, s’il y a rien de clair ni d’apparent en la nature et où il ne soit pas permis de faire l’aveugle, c’est cela que la nature, le ministre de Dieu, la gouvernante des hommes, nous a tous faits de même forme, et, comme il semble, à même moule, afin de nous entreconnaître tous pour compagnons ou plutôt pour frères ; et si, faisant les partages des présents qu’elle nous faisait, elle a fait quelque avantage de son bien, soit au corps ou en l’esprit, aux uns plus qu’aux autres, si n’a-t-elle pourtant entendu nous mettre en ce monde comme dans un camp clos, et n’a pas envoyé ici-bas les plus forts ni les plus avisés, comme des brigands armés dans une forêt, pour y gourmander les plus faibles ; mais plutôt faut-il croire que, faisant ainsi les parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle voulait faire place à la fraternelle affection, afin qu’elle eût où s’employer, ayant les uns puissance de donner aide, les autres besoin d’en recevoir. Puis donc que cette bonne mère nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous logés aucunement en même maison, nous a tous figurés à même patron, afin que chacun se put mirer et quasi reconnaître l’un dans l’autre ; si elle nous a donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage, et faire, par la commune et mutuelle déclaration de nos pensées, une communion de nos volontés ; et si elle a tâché par tous moyens de serrer et étreindre si fort le nœud de notre alliance et société ; si elle a montré, en toutes choses, qu’elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns, il ne faut pas faire doute que nous ne soyons naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons, et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie.
Introduction
Au XVIe siècle, période marquée par les guerres de religion et les tensions politiques en France, Étienne de La Boétie, proche ami de Montaigne, rédige Le Discours de la servitude volontaire (vers 1549). Dans cet ouvrage, il s’interroge sur les raisons qui poussent les hommes à accepter la tyrannie et à renoncer à leur liberté. Il développe une réflexion profonde sur la nature humaine, la liberté et la servitude. L’extrait étudié se situe au cœur de son argumentation, où La Boétie affirme que la nature a créé tous les hommes égaux et que cette égalité naturelle est incompatible avec la servitude. LECTURE
À la lecture de ce texte, nous pouvons nous demander : comment La Boétie utilise-t-il l’argument de la nature pour dénoncer la servitude ? Nous verrons d’abord que La Boétie affirme l'égalité naturelle entre les hommes (de « Mais certes » à « frères »), avant d'analyser la répartition des avantages par la nature (de « si, faisant les partages » à « recevoir »). La fin du texte permet de conclure que la nature est la preuve de la liberté humaine.
Premier mouvement
Dans un premier mouvement, La Boétie établit le postulat de l'égalité naturelle entre tous les hommes. Le texte commence avec une concession à travers l'adverbe "certes". Il veut concéder qu'une chose indéniable s'il en est est la similitude des êtres humains. La proposition subordonnée circonstancielle d'hypothèse "s’il y a rien de clair ni d’apparent en la nature et où il ne soit pas permis de faire l’aveugle" contient une double négation qui cherche à provoquer l'assentiment du lecteur. La Boétie donne un rôle conscient à la nature personnifiée dans les périphrases "le ministre de Dieu, la gouvernante des hommes". L'auteur s'apprête à définir le plan de la Nature. En effet, il insiste sur l'idée que la nature nous a créés « de même forme » et « à même moule », ce qui nous rend tous égaux et solidaires. La métaphore du « moule » doublée de la répétition de l'adjectif "même" suggère que les hommes sont, dès la naissance, faits pour vivre ensemble en tant que « compagnons » ou « frères ». La Boétie construit son raisonnement en valorisant l'analogie familiale pour renforcer l'idée que les hommes sont liés par une fraternité naturelle. Le lexique de l'égalité et de la fraternité est central dans ces premières lignes, avec l'idée que la nature n'a favorisé personne pour établir une hiérarchie.
Deuxième mouvement
Puis l'auteur nuance l’égalité de départ en reconnaissant que la nature a pu accorder des avantages à certains à travers une nouvelle subordonnée circonstancielle : "si, faisant les partages des présents qu’elle nous faisait, elle a fait quelque avantage de son bien, soit au corps ou en l’esprit". L'antithèse « au corps ou en l’esprit » permet d'envisager tous les domaines concernés et de devancer toute opposition : bien sûr qu'on peut noter des différences entre les hommes, même si nous sommes tous égaux. En effet, il insiste sur le fait que cela n’est pas destiné à justifier la domination des plus forts sur les plus faibles à travers la comparaison "comme des brigands armés dans une forêt, pour y gourmander les plus faibles". La Boétie met en place une structure d’opposition à travers un parallélisme ("faisant ainsi les parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites"), en rejetant l’idée que la nature aurait voulu créer une société compétitive où les plus forts oppriment les plus faibles. Au contraire, ces différences servent à encourager la solidarité et l’entraide. L’usage du groupe nominal « la fraternelle affection » souligne l’idée que les écarts entre les hommes doivent nourrir l’amitié et non l’exploitation. La subordonnée circonstancielle de but "afin qu’elle eût où s’employer, ayant les uns puissance de donner aide, les autres besoin d’en recevoir" donne l'idée d'un système plus qu'égalitaire mais équitable. Apparaissent ainsi une coopération nécessaire et naturelle mais aussi une égalité morale entre les hommes, malgré leurs différences physiques ou intellectuelles.
Troisième mouvement
La nature apparaît finalement comme la preuve de la liberté humaine. La nature est décrite comme bienveillante et maternelle à travers la périphrase affectueuse "bonne mère", terme à connotation religieuse, sacrée. Le pronom indéfini "tous", répété dans un rythme ternaire, montre l'égalité de traitement entre tous les hommes qui reçoivent les mêmes choses de la nature et les possèdent ensemble. L'un de ses dons les plus notables est celui de « la voix et de la parole », pléonasme qui insiste sur la sociabilité de l'être humain. Si nous parlons, c'est dans le but de renforcer nos liens. Ce don naturel de la communication favorise la « communion de nos volontés », et scelle ainsi l’alliance naturelle entre les hommes. On retrouve encore le vocabulaire religieux, comme si La Boétie sacralisait la Nature, qui a réussi à mettre en ordre un systèle parfait. Il en déduit que la nature, en rapprochant les hommes, les a rendus « naturellement libres ». Cet adverbe montre le caractère inné de leur condition. La formulation impersonnelle "il ne peut faire doute" achève d'ailleurs de convaincre le lecteur de la véracité de ce raisonnement logique. Le complément circonstanciel de cause "puisque nous sommes tous compagnons" justifie l'affirmation. Notre égalité innée signifie que personne ne peut ni être maître, ni esclave. Il est impensable que la nature ait créé des hommes pour être soumis, puisque tout prouve qu’ils sont faits pour vivre en compagnons, soit étymologiquement : entre ceux qui partagent le pain ensemble.
Conclusion
À travers cet extrait, La Boétie développe une vision optimiste de la nature humaine, fondée sur l'égalité et la fraternité. La nature, en créant les hommes semblables et en les dotant de la parole, a voulu qu’ils vivent dans la liberté et l’entraide, excluant ainsi toute forme de servitude. Cette réflexion amène le lecteur à questionner la légitimité de toute forme de domination ou d’autorité non fondée sur le consentement. On peut se demander comment cette philosophie de la liberté innée a influencé les penseurs des Lumières, tels que Rousseau, qui s’interrogera sur la légitimité des contrats sociaux et des formes de gouvernement.