Gargantua : l'éducation humaniste
Gargantua : l'éducation humaniste
François Rabelais, 1534
L'analyse linéaire ci-dessous concerne l'extrait suivant :
Après avoir bien déjeuné comme il faut, il allait à l’église, et on lui portait dans un grand panier un gros bréviaire emmitouflé, qui pesait, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, onze quintaux et six livres à peu près. Là, il entendait vingt-six ou trente messes. Dans le même temps venait son diseur d’heures, encapuchonné comme une huppe, et qui avait très bien dissimulé son haleine avec force sirop de vigne. Avec celui-ci, Gargantua marmonnait toutes ces kyrielles, et il les épluchait si soigneusement qu’il n’en tombait pas un seul grain en terre.
Au sortir de l’église, on lui amenait sur un char à bœufs un tas de chapelets de Saint-Claude, dont chaque grain était aussi gros qu’est la coiffe d’un bonnet ; et, se promenant par les cloîtres, galeries ou jardin, il en disait plus que seize ermites.
Puis il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux posés sur son livre mais, comme dit le poète comique, son âme était dans la cuisine.
Pissant donc un plein urinoir, il s’asseyait à table, et, parce qu’il était naturellement flegmatique, il commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de bœuf fumées, de boutargues, d’andouilles, et d’autres avant-coureurs de vin.
Pendant ce temps, quatre de ses gens lui jetaient en la bouche, l’un après l’autre, continûment, de la moutarde à pleines pelletées. Puis il buvait un horrifique trait de vin blanc pour se soulager les reins. Après, il mangeait selon la saison, des viandes selon son appétit, et cessait quand le ventre lui tirait.
Pour boire, il n’avait ni fin ni règle, car il disait que les bornes et les limites étaient quand, la personne buvant, le liège des pantoufles enflait en hauteur d’un demi-pied.
Introduction
L’humanisme est un mouvement du XVIe siècle visant à repenser la place de l’homme dans l’univers. L’éducation forme ainsi un thème majeur des écrits de ce siècle. Dans le roman Gargantua de François Rabelais, le lecteur suit en effet les exploits extravagants d'un géant, en commençant par son apprentissage. Grandgousier reconnaît l’intelligence incroyable de son fils avec l’invention du torche-cul au chapitre 13 et le confie à un grand docteur de théologie, Tubal Holoferne. Mais le géant devient « fou, niais, toutrêveur et rassoté » et son père l’envoie finalement à Paris avec le précepteur humaniste Ponocrates. Au chapitre 21, Ponocrates demande à son nouvel élève de reprendre le rythme de travail que lui a enseigné son premier maître. On voit ainsi un échantillon de ce en quoi consiste la mauvaise éducation, soit l’éducation scolastique du Moyen âge. LECTURE
Nous allons nous demander comment le narrateur donne uneimage grotesque de la première éducation de Gargantua. Tout d’abord, nous étudierons l’éducation religieuse de Gargantua, qui apparaît du début à "seize ermites" comme dénuée de sens. Puis nous analyserons son très bref temps d’étude, dans le troisième paragraphe. Enfin, la fin du texte concerne l’éducation du corps, qui ne connaît aucune mesure.
Premier mouvement
Tout d’abord, étudions l’absurde éducation religieuse de Gargantua. Le temps religieux se passe « après avoir bien à point déjeuné », le complément circonstanciel de temps mettant en avant les priorités de Gargantua : les plaisirs du corps et non ceux de l’âme. La nourriture a une importance démesurée dans son éducation. Par ailleurs, l’imparfait présent dans « allait », « portait » et d’autres verbes montre qu’il s’agit de pratiques habituelles et que les mauvaises habitudes sont donc ancrées dans les journées du jeune géant. On a l’impression en effet qu’il s’agit seulement d’un acte routinier et que Gargantua s’acquitte sans sentiment religieux de son devoir d’aller à l’Eglise. Lorsqu’on lui apporte le bréviaire, qui contient les formules de prières, celui-ci se trouve emprisonné sous de nombreuses couches comme le révèlent l’adjectif « emmitouflé » et la proposition subordonnée relative « qui pesait, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, onze quintaux et six livres à peu près ». Métaphoriquement, ces expansions du nom dénoncent une religion fermée et enfermée dans une forme de chaos, représentée par la « graisse ». Au contraire, Rabelais prône une foi réelle, de l’ouverture d’esprit et une éducation libre. Après cela, Gargantua « entendait vingt-six ou trente messes ». Il est passif face à ce qui se déroule devant lui et ne peut même pas dire combien de messes se passent, comme le montre la conjonction de coordination « ou ». Son attitude est dénuée de sens. Ce n’est pas parce que c’est un géant qu’il doit pratiquer plus. Cependant, il devrait chercher à mettre du sens sur ses actions. Le « diseur de prieurs » arrive et le complément circonstanciel de cause « à force de sirop de vigne » le présente comme étant alcoolisé. Le vin n’a pas la place qu’il devrait avoir : au lieu de symboliser le sang du Christ, il est ingéré comme objet de plaisir. Rabelais dénonce le manque de spiritualité qui a cours lors des messes. Le « diseur de prieurs » énonce rapidement avec Gargantua ce qu’il a à dire sans vraiment convaincre les fidèles. Le verbe « marmonnait » trahit une parole faible, sans effet. La subordonnée circonstancielle de conséquence « si soigneusement qu’il n’en tombait un seul grain par terre » est ironique. Gargantua n’est pas soigneux avec son devoir. Cette phrase négative est aussi métaphorique : la prière est stérile, sans fruit, elle n’apporte rien. La quantité de prières donne l’illusion de la sincérité mais en réalité elle masque un vide. Le géant en dit « plus que seize ermites », le comparatif accentuant l’absence de logique.
Deuxième mouvement
La suite de la journée n’est pas plus utile : le temps d’étude est survolé dans le troisième paragraphe. Il ne représente que « quelque méchante demi-heure », l’adjectif « méchante » rendant ces trente minutes inintéressantes. La conjonction de coordination « mais » met en valeur l’antithèse entre corps et esprit, « livre » et « cuisine ». Ce n’est pas tant le livre qui l’intéresse mais ce qu’il va manger. Son esprit est ailleurs. On voit encore le poids démesuré que prend le corps dans l’éducation du géant.
Troisième mouvement
C’est l’objet du dernier mouvement, qui s’intéresse aux besoins naturels de Gargantua, auxquels il porte une attention excessive. La première phrase « pissant donc un plein urinoir, il s’asseyait à table » lie le participe présent à l’imparfait, révélant qu’on passe des toilettes à la table. C’est un manque d’hygiène, que Rabelais dénonce en tant que médecin, et aussi une preuve de précipitation. Gargantua ne pense qu’à se nourrir. L’énumération des mets (« quelques douzaines de jambons, de langues de bœuf fumées, de boutargues, d’andouilles, et d’autres avant-coureurs de vin ») se conclut par une surprise : ce n’est pas le plat principal mais seulement une mise en bouche. Le narrateur continue à insister sur les quantités au paragraphe suivant : « quatre de ses gens lui jetaient en la bouche, l’un après l’autre, continûment, de la moutarde à pleines pelletées ». Les adjectifs numéraux ainsi que le complément circonstanciel de temps « continûment » et l’adjectif « pleines » donnent une impression d’abondance étonnante. Le complément circonstanciel de temps « quand le ventre lui tirait » met en lumière l’absence de mesure du géant qui ne s’arrête qu’une fois l’excès atteint. C’est la même chose pour la boisson : « Pour boire, il n’avait ni fin ni règle ». La négation totale redoublée de la conjonction de coordination « ni » place le géant dans le domaine de l’illimité. Le champ lexical de la mesure se poursuit à la ligne suivante avec les substantifs « limites » et « bornes » qui trahissent l’absence de raison du géant qui boit jusqu’à grossir des « pantoufles ». La périphrase finale
« la personne buvant » définit Gargantua à travers son corps et confirme sa recherche des plaisirs physiques, au-delà des considérations pour l’esprit et pour la morale.
Conclusion
En conclusion, on voit que la première éducation de Gargantua est viciée, tant sur les plans physique, moral et intellectuel. Le trait est évidemment grossi puisque Rabelais a choisi la figure d’un géant, ce qui accentue le comique autant que la critique de l’éducation sophiste. Tout cela montre l’humanisme de Rabelais qui a mené une réelle réflexion sur l’éducation pendant toute sa vie, à travers ses œuvres comme Pantagruel et Gargantua, mais aussi sur le bon gouvernement, comme à travers le cas des guerres picrocholines.