Jacques le fataliste : la gourde
Jacques le fataliste : la gourde
Denis Diderot, 1785
L'analyse linéaire ci-dessous concerne l'extrait suivant :
J’ai oublié de vous dire, lecteur, que Jacques n’allait jamais sans une gourde remplie du meilleur ; elle était suspendue à l’arçon de sa selle. À chaque fois que son maître interrompait son récit par quelque question un peu longue, il détachait sa gourde, en buvait un coup à la régalade, et ne la remettait à sa place que quand son maître avait cessé de parler. J’avais encore oublié de vous dire que, dans les cas qui demandaient de la réflexion, son premier mouvement était d’interroger sa gourde. Fallait-il résoudre une question de morale, discuter un fait, préférer un chemin à un autre, entamer, suivre ou abandonner une affaire, peser les avantages ou les désavantages d’une opération de politique, d’une spéculation de commerce ou de finance, la sagesse ou la folie d’une loi, le sort d’une guerre, le choix d’une auberge, dans une auberge le choix d’un appartement, dans un appartement le choix d’un lit, son premier mot était : « Interrogeons la gourde. » Son dernier était : « C’est l’avis de la gourde et le mien. » Lorsque le destin était muet dans sa tête, il s’expliquait par sa gourde, c’était une espèce de Pythie portative, silencieuse aussitôt qu’elle était vide. À Delphes, la Pythie, ses cotillons retroussés, assise à cul nu sur le trépied, recevait son inspiration de bas en haut ; Jacques, sur son cheval, la tête tournée vers le ciel, sa gourde débouchée et le goulot incliné vers sa bouche, recevait son inspiration de haut en bas. Lorsque la Pythie et Jacques prononçaient leurs oracles, ils étaient ivres tous les deux. Il prétendait que l’Esprit-Saint était descendu sur les apôtres dans une gourde ; il appelait la Pentecôte la fête des gourdes. Il a laissé un petit traité de toutes sortes de divinations, traité profond dans lequel il donne la préférence à la divination de Bacbuc ou par la gourde. Il s’inscrit en faux, malgré toute la vénération qu’il lui portait, contre le curé de Meudon qui interrogeait la dive Bacbuc par le choc de la panse. « J’aime Rabelais, dit-il, mais j’aime mieux la vérité que Rabelais. » Il l’appelle hérétique Engastrimute ; et il prouve par cent raisons, meilleures les unes que les autres, que les vrais oracles de Bacbuc ou de la gourde ne se faisaient entendre que par le goulot. Il compte au rang des sectateurs distingués de Bacbuc, des vrais inspirés de la gourde dans ces derniers siècles, Rabelais, La Fare, Chapelle, Chaulieu, La Fontaine, Molière, Panard, Gallet, Vadé, Platon et Jean-Jacques Rousseau, qui prônèrent le bon vin sans en boire, sont à son avis de faux frères de la gourde. La gourde eut autrefois quelques sanctuaires célèbres ; la Pomme-de-pin, le Temple et la Guinguette, sanctuaires dont il écrit l’histoire séparément. Il fait la peinture la plus magnifique de l’enthousiasme, de la chaleur, du feu dont les Bacbuciens ou Périgourdins étaient et furent encore saisis de nos jours, lorsque sur la fin du repas, les coudes appuyés sur la table, la dive Bacbuc ou la gourde sacrée leur apparaissait, était déposée au milieu d’eux, sifflait, jetait sa coiffe loin d’elle, et couvrait ses adorateurs de son écume prophétique. Son manuscrit est décoré de deux portraits, au bas desquels on lit : Anacréon et Rabelais, l’un parmi les anciens, l’autre parmi les modernes, souverains pontifes de la gourde.
Introduction
Denis Diderot est un écrivain et philosophe emblématique du siècle des Lumières, qui met la raison au cœur de ses écrits. Son roman Jacques le fataliste et son maître, écrit entre 1765 et 1784, constitue un dialogue philosophique original, fait de nombreuses interruptions et digressions. Diderot y raconte les aventures des deux voyageurs qui partagent des anecdotes et réflexions. L’extrait que nous allons étudier se situe vers la fin du roman, après que le maître a reproché à Jacques d’avoir bu tout le vin dans sa gourde. Dans ce passage, on apprend que la gourde de Jacques lui est une conseillère précieuse, voire une source d’inspiration et de sagesse. LECTURE
Nous allons nous demander dans quelle mesure ce passage s’inscrit dans les idées de Rabelais. Nous répondrons en suivant les trois mouvements du texte. Le premier s’étend de « j’ai oublié de vous dire » à « c’est l’avis de la gourde et le mien » : il consiste en l’interruption du narrateur, comme un Alcofribas Nasier, pour décrire le comportement de son personnage, Jacques, avec sa gourde. Le deuxième mouvement, de « lorsque le destin » à « la vérité que Rabelais », sacralise la gourde capable de donner des oracles. Enfin, à partir de « il l’appelle hérétique » jusqu’à la fin, on comprend le rapport de Jacques à la culture, et notamment aux idées humanistes et satiriques de Rabelais.
Premier mouvement
Tout d’abord, le narrateur interrompt le dialogue du maître et son valet afin de décrire le comportement de Jacques avec sa gourde. En effet, le narrateur s’adresse directement au lecteur à travers la deuxième personne et une apostrophe : « j’ai oublié de vous dire, lecteur ». Il crée une connivence, une complicité, avec le lecteur. Puis, la négation totale « Jacques n’allait jamais sans une gourde remplie du meilleur » permet de lier absolument la gourde de vin au personnage, ce que souligne aussi le complément de lieu « à l’arçon de sa selle », qui en fait un objet familier et quotidien. L’imparfait d’habitude dans « il détachait sa gourde, en buvait un coup à la régalade, et ne la remettait à sa place que quand son maître avait cessé de parler » en fait une caractéristique du valet. Le narrateur maladroit comme Alcofribas Nasier signale un second oubli au plus-que-parfait : « J’avais encore oublié de vous dire que, dans les cas qui demandaient de la réflexion, son premier mouvement était d’interroger sa gourde. ». Son comportement décrit dans l’attribut du sujet « d’interroger sa gourde » peut sembler absurde. Le narrateur énumère les raisons pour lesquelles il fait appel au vin à l’infinitif : « résoudre une question de morale, discuter un fait, préférer un chemin à un autre, entamer, suivre ou abandonner une affaire », puis dans deux séries d’antonymes : « les avantages ou les désavantages d’une opération de politique, … la sagesse ou la folie d’une loi », enfin dans une gradation : « le choix d’une auberge, dans une auberge le choix d’un appartement, dans un appartement le choix d’un lit ». La répétition du déterminant numéral « premier » montre que c’est un réflexe pour lui de chercher l’aide de sa gourde, comme le signale aussi l’impératif « Interrogeons la gourde. ». L’antithèse premier / dernier permet de faire une boucle : tout commence et finit avec la gourde. « C’est l’avis de la gourde et le mien. », dit Jacques, qui à travers le pronom possessif « le mien », associé au complément du nom « de la gourde », se met au même niveau que l’objet. On retrouve ainsi un aspect rabelaisien avec l’importance de l’absurde et de l’humour mais aussi du vin, qui représente une spiritualité haute, par exemple pour frère Jean qui défend le « service du vin ».
Deuxième mouvement
Le deuxième mouvement sacralise la gourde capable de donner des oracles. En effet, elle est associée à « une espèce de Pythie portative » dans un attribut du sujet. La Pythie était une prêtresse à Delphes. Or, on comprend à travers un complément circonstanciel de temps que c’est l’ivresse qui
inspire les visions de Jacques : la gourde était « silencieuse aussitôt qu’elle était vide ». Puis la Pythie est dévalorisée au profit de Jacques. Elle fait l’objet d’un portrait péjoratif, vulgaire, représentée mal habillée (« ses cotillons retroussés »), déshabillée (« assise à cul nu sur le trépied »). Le mouvement est descendant : « de bas en haut ». Jacques, au contraire, reçoit l’inspiration du plus haut comme le signale l’apposition « la tête tournée vers le ciel ». On retrouve ainsi un chiasme : « de haut en bas ». Mais ils ont bien un point commun : le vin. Lors desoracles, « ils [sont] ivres tous les deux », le pronom personnel pluriel « ils » les associant tous les deux. La gourde est sacralisée par Jacques comme le signale le complément de lieu dans l’expression : « Il prétendait que l’Esprit-Saint était descendu sur les apôtres dans une gourde ». Jacques attribue un nouveau nom à la célébration de la Pentecôte à travers un attribut du sujet : « la fête des gourdes ». La première référence directe à Rabelais apparaît dans un discours direct reproduisant les paroles de Jacques : « J’aime Rabelais, dit-il, mais j’aime mieux la vérité que Rabelais. ».
Troisième mouvement
C’est ainsi que le dernier mouvement se concentre sur l’auteur humaniste. On comprend le rapport de Jacques à la culture, et notamment aux idées humanistes et satiriques de Rabelais. Il est qualifié d’« hérétique Engastrimute », c’est-à-dire ventriloque. Il parle du ventre, la boisson est donc essentielle. La négation restrictive appuie cette idée : « les vrais oracles de Bacbuc ou de la gourde ne se faisaient entendre que par le goulot ». Il fait une énumération de tous les savants qui ont fait de la boisson une ouverture vers la sagesse : « Rabelais, La Fare, Chapelle, Chaulieu, La Fontaine, Molière, Panard, Gallet, Vadé, Platon et Jean-Jacques Rousseau », tout en rappelant qu’ils ne sont pas allés assez loin dans leur action. Ils « prônèrent le bon vin sans en boire ». La préposition « sans » souligne un défaut : ce sont des « faux frères de la gourde ». L’adjectif « faux » permet d’étoffer l’aspect comique du texte en poussant à une consommation excessive qui mènerait à un savoir exceptionnel. L’absurdité de ce que défend Jacques en devient amusant. Le substantif « sanctuaire » fait référence à un lieu saint et achève la description hyperbolique des bienfaits de la gourde. La référence aux Bacbuciens renvoie directement à Rabelais qui appelle la bouteille Bacbuc ou dive Bacbuc, « bienheureuse bouteille ». La gourde est d’ailleurs qualifiée de « sacrée » dans un adjectif épithète. Rabelais est enfin associé à Anacréon, poète lyrique grec célébrant les plaisirs, et les deux sont baptisés « souverains pontifes de la gourde » dans une apposition. Ce passage célèbre donc la liberté et les plaisirs, rejetant le conformisme.
Conclusion
En conclusion, ce passage s’inscrit dans les idées de Rabelais. Elle explore les thèmes chers à Rabelais comme la liberté individuelle et la rébellion comme les normes établies. Gargantua comme Jacques le fataliste et son maître nous invitent à réfléchir sur nos propres conditions humaines à partir d’un objet en apparence peu sérieux, la bouteille. Comme chez Rabelais, le rire a un sens profond : il suffit de trouversa « substantifique moelle ».