Juste la fin du monde : la fuite de Louis
Juste la fin du monde : la fuite de Louis
I, 3, Jean-Luc Lagarce, pièce écrite en 1990
L'analyse linéaire ci-dessous concerne l'extrait suivant :
Plus tard encore,c’est il y a quelques mois,
je me suis enfui.
Je visite le monde, je veux devenir voyageur, errer.
Tous les agonisants ont ces prétentions, se fracasser la tête
contre les vitres de la chambre,
donner de grands coups d’aile imbéciles,
errer, perdu déjà et
croire disparaître,
courir devant la Mort,
prétendre la semer,
qu’elle ne puisse jamais m’atteindre ou qu’elle ne sache jamais où me
retrouver.
Là où j’étais et fus toujours, je ne serai plus, je serai loin, caché dans les
grands espaces, dans un trou,
à me mentir et ricaner.
Je visite.
J’aime être dilettante, un jeune homme faussement fragile qui s’étiole et
prend des poses.
Je suis un étranger. Je me protège. J’ai les mines de circonstance.
Il aurait fallu me voir, avec mon secret, dans la salle d’attente des aéroports,
j’étais convaincant !
La Mort prochaine et moi,
nous faisons nos adieux,
nous nous promenons,
nous marchons la nuit dans les rues désertes légèrement embrumées et nous
nous plaisons beaucoup.
Nous sommes élégants et désinvoltes,
nous sommes assez joliment mystérieux,
nous ne laissons rien deviner
et les réceptionnistes, la nuit, éprouvent du respect pour nous, nous
pourrions les séduire.
Je ne faisais rien,
je faisais semblant,
j’éprouvais la nostalgie.
Je découvre des pays, je les aime littéraires, je lis des livres,
je revois quelques souvenirs,
je fais parfois de longs détours pour juste recommencer,
et d’autres jours,
sans que je sache ou comprenne,
il m’arrivait de vouloir tout éviter et ne plus reconnaître.
Je ne crois en rien.
Mais lorsqu’un soir,
sur le quai de la gare
(c’est une image assez convenue),
dans une chambre d’hôtel,
celui-là « Hôtel d’Angleterre, Neuchâtel, Suisse » ou un autre, « Hôtel du
Roi de Sicile », cela m’est bien égal, ou dans la seconde salle à manger d’un
restaurant plein de joyeux fêtards où je dînais seul dans l’indifférence et le
bruit,
on vint doucement me tapoter l’épaule en me disant avec un gentil sourire
triste de gamin égaré :
« À quoi bon ? »
ce « à quoi bon »
rabatteur de la Mort
– elle m’avait enfin retrouvé sans m’avoir cherché –, ce « à quoi bon » me
ramena à la maison, m’y renvoya, m’encourageant à revenir de mes
dérisoires et vaines escapades
et m’ordonnant désormais de cesser de jouer.
Il est temps.
Introduction
Jean-Luc Lagarce est l’un des auteurscontem porains les plus joués. Né en 1957 et décédé en 1995, il rédige son œuvre la plus connue Juste la fin du monde en 1990 alors qu’il se sait atteint du sida. Elle ne sera jouée pour la première fois qu’à titre posthume, en 1999. L’argument de la pièce est que Louis revient dans sa famille après 12 ans d’absence inexpliquée afin d’annoncer sa mort à venir. Il se rappelle dans son deuxième monologue, à la fin de la Première partie, ce qu’il a ressenti lorsqu’on lui a annoncé sa mort prochaine. Ce récit rétrospectif revient notamment sur la fuite qu’il entreprend afin d’échapper à la mort. LECTURE
Nous nous demanderons en quoi cet extrait présente unefuite éperdue et vaine devant la mort. Du premier vers au quatorzième, on découvre la volonté de Louis d’échapper à la mort. Du vers 15 à 36, il raconte son singulier voyage. Du vers 37 à la fin, il retourne à la réalité, comprenant la vanité de sa fuite.
Premier mouvement
Du premier vers au quatorzième, on découvre la volonté de Louis d’échapper à la mort. Le déterminant indéfini « quelques » dans « il y a quelques mois » place la scène dans un cadre temporel flou, comme souvent chez Lagarce. Cela peut coïncider avec la perte des repères qui suit l’annonce de la maladie qui le déboussole. La proposition « je me suis enfui » est la plus importante : le passage au passé composé marque une action de premier plan qui bouleverse son quotidien. Au vers 4, l’allitération en v dans « je visite le monde, je veux devenir voyageur » matérialise cet envol, cette évasion, tant désirée. Le verbe à l’infinitif « errer » a un sens moins positif que le fait de visiter ou de se faire voyageur. En ce sens, Louis se rend compte qu’il ne s’agit pas d’un banal voyage mais d’un vagabondage sans repères, ni but. L’adjectif substantivé « agonisants » ramène pour la première fois à l’idée de la mort. La métaphore « se fracasser la tête contre les vitres de sa chambre » montre que Louis éprouve un besoin de liberté, il vit sa maladie comme une prison. La métaphore suivante « donner de grands coups d’aile imbéciles » rappelle l’idée de l’envol, Louis devient un oiseau faible, qui tente d’échapper à une situation inextricable. En effet, il parle de de « courir devant la Mort » : cette allégorie trahit l’impossibilité de son projet, il ne peut échapper à son destin imminent. D’ailleurs, l’emploi des verbes « croire », vers 8, et « prétendre », vers 10, met en lumière
le fait qu’il fait semblant et qu’il le sait inconsciemment. Il cherche à se rassurer. Les négations partielles « qu’elle ne puisse jamais m’atteindre » et « qu’elle ne sache jamais où me retrouver » constituent un déni de la mort. Le participe passé « caché », vers 13, traduit un effort illusoire pour se dissimuler au monde mais surtout à la mort. Ce rêve impossible conduit Louis à se rendre compte qu’il était en train de « [se] mentir et ricaner ». C’était un leurre et on retrouve l’humour noir de l’auteur qui se joue de la mort et la dédramatise, comme si c’était un jeu. On peut penser au titre « Juste la fin du monde », qui utilise un euphémisme ironique.
Deuxième mouvement
Du vers 15 à 36, Louisraconte le singulier voyage qu’il entreprend, c’est-à-dire sa fuite face à la mort. On demeure dans l’univers du mensonge, Louis joue un rôle comme le révèle l’adverbe « faussement », vers 16, et le groupe verbal « prend des poses », au même vers. Il semble encore une fois dédramatiser la situation en mentant aux autres, comme s’il était un banal touriste, et surtout se mentant à lui-même. La phrase simple « je suis un étranger » est plurivoque : il se sert du fait que personne ne le connaît pour s’inventer une nouvelle identité mais cela signifie aussi qu’il peut échapper à la mort, dans son souhait de ne pas être reconnu. Il se félicite lui-même de son jeu avec la seule phrase exclamative du texte « j’étais convaincant ! ». La Mort réapparaît sous forme d’allégorie au vers 19 et il forme un lien avec elle à travers le pronom personnel « nous » : « nous faisons nos adieux, nous nous promenons, nous marchons la nuit, nous sommes élégants et désinvoltes, nous sommes assez joliment mystérieux ». Cette union apparaît comme amoureuse et légère mais le vers 25 « nous ne laissons rien deviner » rappelle le secret lourd que Louis cache. Cette marche avec la Mort deviendra un jour fatale. Il va donc se distraire pour oublier sa « nostalgie » : le vers 30, au rythme ternaire, explique : « je découvre des pays, je les aime littéraires, je lis des livres ». Il s’agit cette fois-ci d’une évasion à travers la lecture et l’imagination. L’absurdité entoure le voyage unique de Louis : c’est la répétition du même au vers 32 (« je fais parfois de longs détours pour juste recommencer »). Le préfixe re- dans recommencer empêche de donner du sens à ses multiples voyages. Il le dit d’ailleurs à travers une négation lexicale : « sans que je sache ou comprenne ». Le voyage se clôture par le néant : Louis dit « ne [plus] croi[re] en rien ». Cet aveu de désespoir à travers le pronom indéfini « rien » va l’amener à remettre en question son voyage.
Troisième mouvement
Du vers 37 à lafin, il retourne à la réalité, comprenant la vanité de sa fuite. C’est signalé par la conjonction de coordination « mais » qui est adversative. Elle s’oppose à tout ce que Louis a vécu jusque-là. Dans un univers qui rappelle des clichés, « le soir », « sur le quai de la gare », il se rend compte de son erreur. Les compléments de temps et de lieu sont vus de façon ironique par Louis qui fait un récit rétrospectif : il commente entre parenthèses « c’est une image assez convenue ». Son voyage est peut-être plus commun qu’il n’y paraît : symboliquement, il représente le refus de tout homme face à la mort. Ilénumère les hôtels où il séjournait « Hôtel d’Angleterre, Neuchâtel, Suisse ou un autre, Hôtel du roi de Sicile » pour conclure « cela m’est bien égal ». L’attribut du sujet montre son indifférence et lui-mêmeest victime de « l’indifférence » des gens qu’il côtoie, vers 44. L’adjectif « seul » souligne le contraste entre la solitude de Louis et le monde autour de lui, qui vit et qui s’amuse. C’est alors qu’ « on vint doucement [lui] tapoter l’épaule en [lui] disant (…) à quoi bon ». Le pronom indéfini « on » ne renvoie à personne mais fait penser que d’une certaine façon quelque chose a changé en Louis et il est à nouveau lucide. La métaphore « rabatteur de la Mort » qui désigne cet « à quoi bon » replace Louis dans le cadre de cette course-poursuite avec le temps. Il sait que son voyage est inutile et qu’il mourra. « Elle m’avait enfin retrouvé sans m’avoir cherché », dit-il à propos de la Mort : il semble bien qu’il s’agisse d’un jeu de cache-cache ou du chat et de la souris. On retourne dans l’univers du jeu et de l’enfance. C’est cet « à quoi bon », sujet de la phrase au vers 50, qui le « ramena à la maison ». C’est la clairvoyance sur sa situation qui arrête soudain tous ses efforts pour fuir. Il qualifie en effet ses escapades de « dérisoires et vaines ». Ces deux adjectifs renvoient à l’absurdité de son voyage et laisse penser qu’il y aurait plus de sens à revoir sa famille. Le groupe infinitif « cesser de jouer » rappelle le jeu d’acteur et le jeu enfantin de Louis, or, il doit grandir. C’est sans doute ce que signifie la dernière phrase, laconique : « Il est temps ». Il faut se résigner à la mort et faire ce qui est juste : retourner chez lui.
Conclusion
En conclusion, ils’agit d’un récit de vagabondage pour tenter d’oublier la mort inévitable. Ce monologue de Louis permet au spectateur et au lecteur d’avoir accès à l’intégralité du personnage : il nous dit ce qu’il ne dira jamais à sa famille. Il nous annonce sa mort et réussit son projet d’une certaine façon. Cet extrait peut faire penser au dernier monologue de Louis, dans l’épilogue : le lecteur a de nouveau accès à lui alors qu’il semble être dans une forme d’au-delà et souhaite enfin parler, « pousser un grand et beau cri ».