Juste la fin du monde : le soliloque de Suzanne
Juste la fin du monde : le soliloque de Suzanne
I, 3, Jean-Luc Lagarce, pièce écrite en 1990
L'analyse linéaire ci-dessous concerne l'extrait suivant :
J’habite toujours ici avec elle. Je voudrais partir mais ce n’est guère possible,
je ne sais comment l’expliquer,
comment le dire,
alors je ne le dis pas.
Antoine pense que j’ai le temps,
il dit toujours des choses comme ça, tu verras (tu t’es peut-être déjà rendu compte),
il dit que je ne suis pas mal,
et en effet, si on y réfléchit
– et en effet, j’yréfléchis, je ris, voilà, je me fais rire –
en effet, je n’y suis pas mal, ce n’est pas ce que je dis.
Je ne pars pas, je reste,
je vis où j’ai toujours vécu mais je ne suis pas mal.
Peut-être
(est-ce qu’on peutdeviner ces choses-là ?)
peut-être que ma vie sera toujours ainsi, on doit se résigner, bon,
il y a des gens et ils sont le plus grand nombre,
il y a des gens qui passent toute leur existence là où ils sont nés
et où sont nés avant euxleurs parents,
ils ne sont pas malheureux,
on doit se contenter,
ou du moins ils ne sont pas malheureux à cause de ça,
on ne peut pas le dire,
et c’est peut-être mon sort, ce mot-là, ma destinée, cette vie.
Je vis au second étage, j’ai ma chambre, je l’ai gardée,
et aussi la chambre d’Antoine
et la tienne encore si je veux,
mais celle-là, nous n’en faisons rien,
c’est comme un débarras, ce n’est pas méchanceté, on y met les vieilleries qui ne servent plus mais
qu’on n’ose pas jeter,
et d’une certainemanière,
c’est beaucoup mieux,
ce qu’ils disent touslorsqu’ils se mettent contre moi,
beaucoup mieux que ce que je pourrais trouver avec l’argent que je gagne si je partais.
C’est comme une sorte d’appartement.
C’est comme une sorte d’appartement, mais, et ensuite j’arrête,
mais ce n’est pas ma maison, c’est la maison de mes parents,
ce n’est pas pareil,
tu dois pouvoir comprendre cela.
J’ai aussi des choses qui m’appartiennent, les choses ménagères,
tout ça, la télévision etles appareils pour entendre la musique
et il y a plus chez moi, là-haut,
je te montrerai
(toujours Antoine),
il y a plus de confortqu’il n’y en a ici-bas,
non, pas« ici-bas », ne te moque pas de moi,
qu’il n’y en a ici.
Toutes ces choses m’appartiennent,
je ne les ai pas toutes payées, ce n’est pas fini,
mais elles m’appartiennent
et c’est à moi, directement,
qu’on viendrait les reprendre si je ne les payais pas.
Et quoi d’autre encore ?
Je parle trop mais ce n’est pas vrai,
je parle beaucoup quand il y a quelqu’un, mais le reste du temps, non,
sur la durée cela compense,
je suis proportionnellement plutôt silencieuse.
Introduction
Jean-Luc Lagarce est l’un des auteurs contemporains les plus joués. Né en 1957 et décédé en 1995, il rédige son œuvre la plus connue Juste la fin du monde en 1990 alors qu’il se sait atteintdu sida. Elle ne sera jouée pour la première fois qu’à titre posthume, en 1999. L’argument de la pièce est que Louis revient dans sa famille après 12 ans d’absence inexpliquée afin d’annoncer sa mort à venir. Les scènes d’exposition présentent les retrouvailles. La scène 3 de l’acte I prolonge la scène 2 : Catherine, l’épouse d’Antoine, a évoqué le passé devant Louis, c’est à présent au tour de Suzanne, sœur de Louis, dans ce monologue au destinataire silencieux. LECTURE
Le portrait hésitant de la sœur cadette annonce que le langage sera problématique dans cette œuvre. Nous allons nous demander en quoi le soliloque de Suzanne révèle la difficulté de dire et de se dire. Premièrement, nous étudierons le quotidien morose de Suzanne qui est décrit du vers 1 à 23, avant d’analyser son espace de vie, du vers 24 à 37. Après cela, du vers 38 à 50, elle détaille la liste de ses possessions. La conclusion du texte, du vers 51 à la fin, constitue une justification pour sa prise de parole.
Premier mouvement
Premièrement, étudions le quotidien morosede Suzanne. Elle commence par dire : « J’habite toujours chez elle. Je voudrais partir ». La désignation de la mère à travers le pronom personnel « elle » révèle une relation assez froide entre la mère et sa fille. L’antithèse « habite » / « partir » exprime l’insatisfaction de Suzanne, qui rêve d’ailleurs. Cependant, l’emploi du conditionnel « voudrais » exprime une volonté plutôt réduite : il ne semble pas que Suzanne soit vraiment déterminée à faire le nécessaire pour prendre son envol. Dès le début, l’évocation de son quotidien laisse donc transparaître un mal-être. Ses ambitions se heurtent à la réalité dans la négation totale « ce n’est guère possible ». Elle donne l’impression d’être enfermée dans un quotidien qui ne lui correspond pas. Mais les mots ne semblent pas suffire pour décrire ses états d’âme, elle dit : « je ne
sais comment l’expliquer, comment le dire ». La répétition du mot interrogatif relève sa recherche de l’expression parfaite mais aussi son manque d’éloquence. Comme le disait Nicolas Boileau « Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. », or il semble que Suzanne ne sait pas elle-même ce qui lui pèse. L’adverbe dans « alors je ne le dis pas » amène à une conclusion négative : de façon logique, la seule issue possible est le silence. L’anaphore « il dit
», vers 6 et 7, rapporte les dires d’Antoine et montre qu’il ne prend pas sa souffrance au sérieux. L’emploi de la deuxième personne dans « tu verras » s’adresse directement à Louis, qui reste silencieux. C’est comme si elle cherchait du soutien de son frère aîné. Son discours est donc peu confiant, elle hésite et se répète beaucoup à travers une autre anaphore des vers 8 à 10 « et en effet ». Elle-même déboussolée par ses attentes, elle dit « [se] faire rire ». Il est intéressant qu’elle soit à la fois sujet (je) et objet (me) de l’action : elle se voit et ne se comprend pas. Le modalisateur « peut-être », vers 13 et 15, intensifie cette impression de doute, comme la forme interrogative qui apparaît au vers 14 : « est-ce qu’on peut deviner ces choses-là ? ». Il s’agit d’une question rhétorique, qui demeurera sans réponse : elle aimerait connaître l’avenir et se rassurer en voyant qu’il y a du changement. Les parenthèses mettent cette réflexion en valeur puisqu’elles la distinguent du point de vue visuel : il s’agit d’un commentaire existentiel qui peut expliquer le malaise de Suzanne. Elle se compare implicitement aux autres, à ceux qui ne souffrent pas de vivre toujours au même endroit, des lignes 16 à 19 pour finir par conclure « on doit se contenter », qui rappelle « on doit se
résigner » plus haut. Il y a une forme de fatalité dans le quotidien. Elle parle elle-même de « sort » et de « destinée », vers 23, termes empruntés à la tragédie, comme si une malédiction familiale pesait sur elle.
Deuxième mouvement
C’est justementl’espace de vie familial qui est l’objet du discours du vers 24 à 37. Ce cadre la définit puisqu’on constate une anaphore du pronom sujet « je » au vers 24. Elle s’identifie à son habitation : « je vis au second étage, j’ai ma chambre, je l’ai gardée ». Elle envahit même les espaces qui ont d’abord appartenu à ses frères comme le signale l’anaphore en « et » : « et aussi la chambre d’Antoine / et la tienne encore si je veux ». Suzanne ne semble pas apprécier la maison familiale, elle décrit péjorativement l’ancienne chambre de Louis avec les termes « débarras », « vieilleries » et « jeter ». Elle ne croit pas à ce que disent les membres de sa famille quand ils valorisent la maison. Elle les cite à travers un discours rapporté : « c’est beaucoup mieux », « beaucoup mieux que ce que je pourrais trouver avec l’argent que je gagne si je partais ». L’argent semble être la cause
de sa dépendance envers sa mère. La proposition subordonnée circonstancielle de condition « si je partais » fait imaginer un autre avenir à Suzanne, qui semble envier la liberté de mouvement de Louis. Elle lui dit d’ailleurs « tu dois pouvoir comprendre cela », le verbe modal « devoir » exprimant l’obligation : Suzanne cherche à créer une connivence entre elle et Louis qui auraient les mêmes aspirations.
Troisième mouvement
Elle aspire à avoir des choses à elle, elle qui n’a pas sa propre maison, d’où l’apparition d’une liste de ses possessions, qui s’étend du vers 38 à 50. Elle cherche à se donner de la consistance, une identité ferme. Elle énumère « les choses ménagères, tout ça, la télévision et les appareils pour entendre la musique ». La liste se concentre sur des éléments matériels qui lui permettent d’être matérialisée dans le monde. Précisant qu’elle a même plus de choses « là-haut », chez elle, elle reprend ensuite, ligne 44, le discours d’Antoine : « il y a plus de confort qu’il n’y en a ici-bas ». Antoine semble jaloux du confort de sa sœur, encore choyée dans le cocon familial. Mais Suzanne fait ici un lapsus : voulant dire « ici », elle emploie à la place « ici-bas » un terme religieux qui fait de sa chambre un paradis. Elle se reprend immédiatement dans une épanorthose « non, pas « ici-bas » » et demande à l’impératif à Louis de ne pas se moquer d’elle. On voit que Louis, homme cultivé, est garant du bon usage de la langue, or elle hésite et se sent inférieure à lui. Elle se met encore à douter et remet en question son existence : tout ce qu’elle possède n’est peut-être pas suffisant pour lui donner une consistance. En effet, elle précise : « on viendrait les reprendre si je ne les payais pas ». Le suffixe re- révèle la fragilité de son monde, de son faux paradis. Suzanne traverse une crise existentielle.
Quatrième mouvement
La conclusion dutexte, du vers 51 à la fin, constitue une justification pour la prise de parole de Suzanne. L’interrogation « et quoi d’autre encore ? » montre qu’elle souhaite en dire plus sans savoir comment. Elle finit par suspendre son discours. « Je parle trop mais ce n’est pas vrai » dit-elle, avant de corriger dans une épanorthose l’adverbe : « je parle beaucoup ». Elle indique avec un complément circonstanciel de temps que cela n’arrive que dans des circonstances particulières : « quand il y a quelqu’un ». Cela peut paraître logique mais cela trahit la solitude de Suzanne qui n’a pas toujours quelqu’un à qui parler. La présence de Louis lui permet de dire les choses qu’elle tait. Sa conclusion « je suis proportionnellement plutôt silencieuse » renvoie une image de l’être humain qui est essentiellement seul.
Conclusion
En conclusion, ce soliloque de Suzanne est emblématique d’une crise personnelle impossible à dire clairement. C’est le retour de son frère Louis qui l’a provoquée. Lui qui a accédé à l’autonomie a éveillé en elle un sursaut et une méditation sur le sens de son existence. Elle se détache du discours des autres et de la maison de ses parents dans lesquels elle est comme enfermée en créant son propre discours, certes hésitant, mais libérateur. On voit bien ici l’intérêt de Lagarce pour le langage. Il disait dans son Entretien pour Lucien Attoun en 1995 : « Je suis fasciné par la manière dont, dans la vie, les conversations, les gens — et moi en particulier — essaient de préciser leur pensée à travers mille tâtonnements… Au-delà du raisonnable. »