Manon Lescaut : la mort de Manon
Manon Lescaut : la mort de Manon
abbé Prévost, 1731
L'analyse linéaire ci-dessous concerne l'extrait suivant :
Je passai la nuit entière à veiller près d’elle et à prier le ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. Ô Dieu ! que mes vœux étaient vifs et sincères ! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne pas les exaucer ! Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n'eut jamais d'exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d'horreur, chaque fois que j'entreprends de l'exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie, et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m'aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d'une voix faible, qu'elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d'abord ces paroles que pour une expression ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les tendres consolations que l'amour inspire. Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis, je reçus d'elle des marques d'amour au moment même qu'elle expirait, c'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable évènement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point sans doute assez rigoureusement puni. Il a voulu que j'aie trainé depuis une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à en mener jamais une plus heureuse.
Introduction
L’Abbé Prevost fait partie des auteurs des Lumières. Son titre phare est l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, publié en 1731. Il s’agit du tome 7 d’une œuvre fictive plus vastequi s’intitule Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retirédu monde et dont le narrateur est le marquis de Renoncour. Dans ce septième tome, Renoncour écoute le récit du chevalier Des Grieux, jeune noble de province, qui lui raconte sa passion tumultueuse avec une jeune femme galante. L’extrait se situe à la fin du roman, alors que Des Grieux a suivi Manon, déportée aux Amériques. Ils ont fui dans le désert américain après que Des Grieux a pensé avoir tué Synnelet, neveu du gouverneur de la Nouvelle-Orléans, lors d’un duel. Manon est épuisée. LECTURE
Nous allons nous demander en quoi DesGrieux dresse un tableau pathétique de la mort de Manon, qu’il arrive néanmoins à sublimer. Nous verrons que le passage du début à « j'entreprends de l'exprimer » constitue un prologue empreint de solennité, avant d’étudier la tendresse des derniers instants de « nous avions passé tranquillement » à « déplorable événement ». Enfin, à partir de « mon âme ne suivit pas la sienne », on comprend les répercussions de l’événement dans l’âme de Des Grieux.
Premier mouvement
Tout d’abord, le prologue est très solennel. La scène se passe « la nuit » comme l’indique ce groupe nominal : cela crée une atmosphère grave, magistrale. Le lexique religieux accompagne cette atmosphère : Des Grieux « veille » Manon, « pri[e] le Ciel », invoque « Dieu » et fait des « vœux ». La triple exclamation « ô dieu ! que mes vœux étaient vifs et sincères ! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne les pas exaucer ! » apporte une tonalité pathétique au texte. Des Grieux se lamente, à la fois pour celui qu’il était alors et pour celui qu’il est à présent. Il connaît déjà le « rigoureux jugement » qu’on va lui imposer puisqu’il l’a vécu : son regard rétrospectif annonce la mort imminente de Manon. L’antéposition de l’adjectif souligne la douleur qu’il éprouve. Dans le désert, Des Grieux subit la punition du héros tragique : il ne pourra pas échapper à son destin, scellé depuis sa rencontre avec Manon. Puis Des Grieux emploie la deuxième personne pour créer davantage d’empathie de la part de Renoncour et du lecteur : « Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. ». La mort de Manon est indicible. L’éloquent Des Grieux n’a plus les mots face à cet événement tragique. L’hyperbole « qui me tue » est suivie d’une autre : « un malheur qui n’eut jamais d’exemple ». On comprend la douleur inouïe du héros. Cet événement tragique le marquera pour toujours et assombrira son avenir : « Toute ma vie est destinée à le pleurer ». La blessure semble toujours vive, il explique à travers une métaphore : « mon âme semble reculer d’horreur à chaque fois que j’entreprends de l’exprimer ». On touche encore à l’indicible.
Deuxième mouvement
Deuxièmement, nous assistons à la tendresse des derniers instants. Le plus-que-parfait dans l’expression « Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit » permet de retourner à la nuit initiale. Le verbe modalisateur « croyais » fait douter de ce qui se passe. L’apparent « sommeil » de Manon est plus terrible qu’il ne paraît. Les adjectifs « froides » et « tremblantes » qui qualifient les mains de Manon annoncent une situation beaucoup plus inquiétante. Des Grieux tente de « les échauffer » vainement à travers un rapprochement symbolique : son « sein » représente le siège des émotions, son cœur. Les termes antonymiques qui renvoient au froid et au chaud renvoient ainsi à quelque chose de plus profond : à la mort et à la vie, ainsi que la séparation des deux amants qui n’appartiennent plus au même monde. Dans un passage au discours indirect, Manon annonce « qu’elle se [croit] à sa dernière heure ». Des Grieux, dans le déni, ne peut y croire comme le montre la négation restrictive suivante : « je ne pris d’abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l’infortune ». Il peut seulement réagir en lui donnant « les tendres consolations de l’amour », comme l’indique une autre négation restrictive qui révèle l’impuissance de Des Grieux. La conjonction de coordination adversative « mais » confirme que ses démonstrations affectueuses ne peuvent pas empêcher le destin de se sceller. Cela est signalé par une énumération de signes mortels et propres à émouvoir le lecteur « ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains ». Des Grieux comprend que « la fin de ses malheurs approchaient » à travers un euphémisme. Des Grieux, submergé par ses émotions, ne peut en dire plus. Les négations
successives « n’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions » signale le bouleversement de Des Grieux, qui n’est pas en état de poursuivre. Il annonce l’issue fatale de façon laconique : « Je la perdis ». C’est lui qui est sujet de la phrase, il raconte comment il a vécu cette perte intolérable. Cette mort est synonyme d’amour absolu : « je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait ». Le complément circonstanciel de temps crée une coïncidence entre la fin de la Manon et son amour le plus sincère. Les adjectifs antéposés « fatal et déplorable » achèvent le tableau pathétique.
Troisième mouvement
Enfin, on comprend les répercussions de l’événement dans l’âme de Des Grieux. Son âme et celle de son amant sont irrémédiablement séparées comme le souligne la négation totale : « Mon âme ne suivit pas la sienne. ». La notion de châtiment émerge à nouveau : Des Grieux a commis bien des péchés en s’éloignant de son père, volant, mentant, tuant. À ses yeux, il ne mérite pas de mourir et d’échapper à sa peine comme il l’indique une autre négation totale : « Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni ». Cette mort condamne sa vie à être « languissante et misérable », termes péjoratifs, et le punit à jamais. Il explique : « Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse ». L’adverbe signale que Des Grieux accepte son châtiment. La mort de Manon est sublime par son aspect grave et élevé. Il ne s’agit pas d’une mort banale mais exceptionnelle, unique.
Conclusion
En conclusion, il s’agit d’un récit elliptique et pudique de la mort de Manon. Tout en réhabilitant la jeune femme, il la sublime : elle meurt sans se plaindre, incarnant la tendresse et l’amour. Des Grieux est dans la position d’un nouvel Orphée qui chante sa bien-aimée disparue sans pouvoir la faire revenir à la lumière du jour. Il y a une condamnation finale par le ciel de la passion des deux amants. Il s’agit bien d’un « traité de morale réduit agréablement en exercice » comme l’indique l’avis de l’auteur.