Manon Lescaut : la scène de duperie
Manon Lescaut : la scène de duperie
abbé Prévost, 1731
L'analyse linéaire ci-dessous concerne l'extrait suivant :
J'étais à la porte, où je prêtais l'oreille, en attendant que Lescaut m'avertît d'entrer. Il vint me prendre par la main, lorsque Manon eut serré l'argent et les bijoux, et me conduisant vers M. de G... M..., il m'ordonna de lui faire la révérence. J'en fis deux ou trois des plus profondes. Excusez, monsieur lui dit Lescaut, c'est un enfant fort neuf. Il est bien éloigné, comme vous voyez, d'avoir les airs de Paris; mais nous espérons qu'un peu d'usage le façonnera. Vous aurez l'honneur de voir ici souvent monsieur ajouta-t-il, en se tournant vers moi ; faites bien votre profit d'un si bon modèle. Le vieil amant parut prendre plaisir à me voir. Il me donna deux ou trois petits coups sur la joue, en me disant que j'étais un joli garçon, mais qu'il fallait être sur mes gardes à Paris, où les jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche. Lescaut l'assura que j'étais naturellement si sage, que je ne parlais que de me faire prêtre, et que tout mon plaisir était à faire de petites chapelles. Je lui trouve de l'air de Manon, reprit le vieillard en me haussant le menton avec la main. Je répondis d'un air niais : Monsieur, c'est que nos deux chairs se touchent de bien proche ; aussi, j'aime ma sœur Manon comme un autre moi-même. L'entendez-vous ? dit-il à Lescaut, il a de l'esprit. C'est dommage que cet enfant-là n'ait pas un peu plus de monde. Oh ! monsieur, repris-je, j'en ai vu beaucoup chez nous dans les églises, et je crois bien que j'en trouverai, à Paris, de plus sots que moi. Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant de province. Toute notre conversation fut à peu près du même goût, pendant le souper Manon, qui était badine, fut sur le point, plusieurs fois, de gâter tout par ses éclats de rire. Je trouvai l'occasion, en soupant, de lui raconter sa propre histoire, et le mauvais sort lui le menaçait. Lescaut et Manon tremblaient pendant mon récit, surtout lorsque je faisais son portrait au naturel ; mais l'amour-propre l'empêcha de s'y reconnaître, et je l'achevai si adroitement, qu'il fut le premier à le trouver fort risible. Vous verrez que ce n'est pas sans raison que je me suis étendu sur cette ridicule scène.
Introduction
L’Abbé Prevost fait partie des auteurs des Lumières. Son titre phare est l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, publié en 1731. Il s’agit du tome 7 d’une œuvre fictive plus vaste qui s’intitule Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde et dont le narrateur est le marquis de Renoncour. Dans ce septième tome, Renoncour écoute le récit du chevalier Des Grieux, jeune noble de province, qui lui raconte sa passion tumultueuse avec une jeune femme galante. L’extrait se situe au cœur de la Première partie, après le vol de l’argent du couple à Chaillot. Pour se sortir de cette affaire, Lescaut propose à sa sœur Manon de se faire entretenir par M. de GM, ce qui déplaît à Des Grieux. Lescaut a alors une autre idée : Des Grieux se fera passer pour le jeune frère orphelin de Manon. LECTURE
Nous allons nous demander en quoicet extrait constitue une scène de duperie comique qui fait triompher Des Grieux. Nous étudierons l’entrée en scène du comédien Des Grieux des lignes 1 à "à un si bon modèle", avant de montrer que le vieux libertin est si aveuglé qu’il en devient comique de "le vieil amant" à "enfant de province". Enfin, à partir de "toute notre conversation", on assiste à la victoire de Des Grieux, maître de l’hypocrisie.
Premier mouvement
Toutd’abord, nous allons étudier l’entrée en scène du comédien Des Grieux. Il commence par décrire l’arrière-plan de la scène à l’imparfait : « j’étais à la porte, où je prêtais l’oreille ». Le verbe au passé simple dans « en attendant que Lescaut m’avertit d’entrer » annonce l’action principale à venir. En effet, Lescaut, metteur en scène de la duperie, arrive « lorsque Manon eut serré l’argent et les bijoux ». Ce complément circonstanciel de temps révèle le rôle de Manon, certes muet, mais joué à la perfection. Le verbe « serrer » accentue sa cupidité et la signification même de la tromperie. On cherche à saisir l’argent de M. de GM sans contrepartie. Des Grieux aussi joue bien son rôle : « il m’ordonna de lui faire la révérence. J’en fis deux ou trois des plus profondes ». Représenté par le pronom COI « lui », Des Grieux est objet : il obéit aux demandes comme un enfant obéissant et se conforme à son rôle. Le superlatif de l’adjectif « des plus profondes » souligne son investissement. L’incise « lui dit Lescaut » fait de Lescaut l’interlocuteur privilégié : il présente Des Grieux sous sa fausse identité à M. de GM et distribue les rôles. Il dit : « c’est un enfant fort neuf. Il est bien éloigné. ». Les adverbes d’intensité « fort » et « bien » permettent d’influencer M. de GM, de rendre le rôle de Des Grieux convaincant, tout comme le commentaire « comme vous voyez » qui s’adresse à M. de GM à la deuxième personne. Le lecteur est mis dans la confidence à travers l’injonction ironique de Lescaut : « faites bien votre profit d’un si bon modèle ». M. de GM n’est pas un bon modèle, c’est un vieil homme qui se sert de sa richesse pour profiter de jeunes gens.
Deuxième mouvement
D’ailleurs, le vieux libertin est si aveuglé qu’il en devient comique. Le groupe nominal « vieil amant » oppose clairement et de façon indécente M. de GM à Manon, qui est seulement âgée d’environ seize ans. Cela en devient ridicule. Son amour-propre lui fait penser qu’il domine le jeu, alors qu’il n’en est rien. On le sait car on suit toujours le point de vue de Des Grieux comme l’indique le verbe d’état « parut ». Or, le jeune chevalier lui joue un tour. Le discours rapporté « j’étais un joli garçon » montre que le stratagème fonctionne. M. de GM dit même à Des Grieux « qu’il [faut] être sur ses gardes à Paris », croyant qu’il est vraiment un jeune garçon de province. Or, M. de GM ne peut pas duper l’habile Des Grieux : il sait que le vieillard lui-même s’adonne à la « débauche » qu’il dénonce. C’est celui qui pense duper qui est réellement pris au piège. Aux lignes 10 et 11 s’opposent ainsi de façon antithétique le lexique du plaisir et de la religion : on retrouve les termes « débauche » et « plaisir » qui s’opposent à « prêtre » et « chapelles ». Des Grieux force le trait et tente de se faire passer pour angélique, ce qui convainc le vieillard, peu lucide dans cette scène. Il ajoute d’ailleurs naïvement dans un discours direct : « je lui trouve de l’air de Manon ». C’est l’occasion pour Des Grieux de montrer son intelligence, sa ruse, à travers un double discours : « c’est que nos deux chairs se trouvent bien proches ». Alors que le substantif « chair » peut renvoyer à un lien familial, il peut aussi faire référence à l’amour charnel entre les deux amants. Pour apprécier le comique de la scène, il faut soit être Lescaut et Manon, qui sont complices, ou être le lecteur, qui détient des informations que M. de GM n’a pas. Il ajoute : « j’aime ma sœur Manon comme un autre moi-même ». Cette comparaison lui permet de s’exprimer habilement sans toutefois mentir : le verbe « aimer » étant plurivoque. Lescaut appuie son propos en interpellant le vieillard à travers une interrogation totale : « L’entendez-vous ? ». Il lui dit que Des Grieux « a de l’esprit » et le présente ainsi de façon méliorative. Il le désigne à travers le substantif « enfant » à la ligne 13 pour continuer à aveugler M. de GM. Des Grieux confirme et, à travers une autre comparaison, explique qu’il en trouvera sans doute « de plus sots que [lui-même] » à Paris. M. de GM ne peut alors pas le comprendre mais c’est
lui qui est visé. Il est complètement pris dans le piège et trouve en effet le faux jeune frère de Manon « admirable », autre terme mélioratif, et le désigne lui-même par le groupe nominal « enfant de province ».
Troisième mouvement
C’est ainsi qu’on assiste au triomphe de Des Grieux, maître de l’hypocrisie. Il raconte la suite à travers un discours narrativisé : « toute notre conversation fut à peu près du même goût pendant le
souper ». Des Grieux est toujours habile avec ses mots, mêlant le champ lexical de la nourriture au stratagème (« goût » et « souper »). Il sous-entend que le jeu a très bien fonctionné. Celle qui est moins habile est Manon, qualifiée de « badine », c’est-à-dire d’humeur à plaisanter, est capable de ruiner le stratagème. Spectatrice comme le lecteur, elle sait ce qui se joue et ses « éclats de rire », placés en complément d’agent, sont opposés aux jeu sérieux de Des Grieux : ils menacent l’équilibre de la scène. On arrive au point culminant du stratagème avec la narration par Des Grieux de l’histoire de M. de GM à ce dernier : il y fait son « portrait au naturel », ce qui sous-entend qu’il ne cache pas ses défauts, qu’il s’agit sans doute d’un portrait à charge. La conjonction de coordination « mais » montre qu’au contraire de Manon, même quand il entreprend des tâches risquées, Des Grieux s’en sort indemne. En effet, l’orgueil du vieillard l’empêche de voir que Des Grieux parle de lui. Sujet de la phrase, « l’amour-propre » est celui qui empêche la compréhension de la farce. Il dit lui-même que son récit a été fait « si adroitement que [M. de GM] fut le premier à […] trouver fort risible » le personnage décrit. Cette subordonnée de conséquence met à la fois en lumière la naïveté du vieillard et l’éloquence de Des Grieux. L’adverbe intensif « fort » devant « risible » montre que M. de GM lui-même a été séduit par le récit. La seule ombre au tableau dans cette scène de triomphe est la dernière phrase qui s’adresse à Renoncour mais aussi au lecteur : « Vous verrez que ce n’est pas sans raison que je me suis étendu sur cette ridicule scène. ». Tout en confirmant l’aspect comique de la scène, cette prolepse annonce ses conséquences désastreuses. Cela donne envie de poursuivre la lecture. On se rendra compte que la victoire sera de courte durée : M. de G.M. finira par entrevoir le stratagème et fera arrêter les deux amants.
Conclusion
Pour conclure, il s’agit d’une scène de duperie divertissante qui emprunte beaucoup au genre dramatique à travers ses dialogues et le jeu des personnages. Derrière le plaisir amusant des trompeurs, on voit transparaître un regard sévère sur la société de l’époque, ses faux-semblants, son amour-propre surdimensionné et sa volupté. Il s’agit bien d’un « traité de morale réduit agréablement en exercice » comme l’indique l’avis de l’auteur.