"Mes forêts sont de longues traînées de temps..."
"Mes forêts sont de longues traînées de temps..."
"Mes forêts", Hélène Dorion, 2021
L'analyse linéaire ci-dessous concerne l'extrait suivant :
Mes forêts sont de longues traînées de temps
elles sont des aiguilles qui percent la terre
déchirent le ciel
avec des étoiles qui tombent
comme une histoire d'orage
elles glissent dans l'heure bleue
un rayon vif de souvenirs
l'humus de chaque vie où se pose
légère une aile
qui va au coeur
mes forêts sont des greniers peuplés de fantômes
elles sont les mâts de voyages immobiles
un jardin de vent où se cognent les fruits
d'une saison déjà passée
qui s'en retourne vers demain
mes forêts sont mes espoirs debout
un feu de brindilles
et de mots que les ombres font craquer
dans le reflet figé de la pluie
mes forêts
sont des nuits très hautes
Introduction
Néeen 1958 à Québec, Hélène Dorion, dans son recueil Mes forêts (2021), propose une réconciliation avec la nature après la pandémie. Le poème « Mes forêts sont de longues traînées de temps », qui fait partie de la troisième section intitulée L'onde du chaos, plonge le lecteur dans un paysage intime et métaphorique. Il explore les thèmes de la forêt, du temps et de la nature, faisant écho à une quête personnelle et spirituelle à travers un ensemble de 21 vers libres. LECTURE
Comment Hélène Dorionparvient-elle, à travers son poème, à transformer les forêts en un espace-temps à la fois intime et universel ? Dans un premier temps, nous verrons comment le
poème associe la forêt à une perception à la fois cosmique et intime (vers 1 à 10). Ensuite, nous analyserons le passage d'un espace ouvert à un espace plus resserré, symbolisant un retour vers la mémoire et la réflexion intérieure (vers 11 à 15). Enfin, nous étudierons comment Hélène Dorion exprime, à travers la verticalité de la nature, une montée de l’espoir ainsi qu’une élévation spirituelle et poétique (vers 16 à 21).
Premier mouvement
Dans le premier mouvement (vers 1 à 10), on assiste à la fusion de l’intime et du cosmos. Le poème s’ouvre avec la métaphore de « longues traînées de temps ». Dès le premier vers, le déterminant possessif « mes » installe l'idée que les forêts sontune projection personnelle et métaphorique du poète. L'image des « forêts », associée au temps qui s’étire, incarne l’idée d’une réflexion sur la durée et la mémoire. Ce premier vers, plutôt long, donne une impression d’étirement temporel, renforcée par l'allitération en « on », qui accentue l’idée decontinuité. Le poème bascule ensuite rapidement d'une dimension horizontale (« longues traînées de temps ») à une verticale violente avec « des aiguilles qui percent la terre » (vers 2), ce qui crée une tension entre ces deux orientations. Les verbes « percer » et « déchirer » apportent une tonalité de violence, amplifiée par l’allitération en « r ». Cette rupture brutale est renforcée par l’opposition entre la terre et le ciel (vers 3), avec l'évocation des « étoiles qui tombent » (vers 4). L’ensemble des éléments de la nature, de la terre aux étoiles, évoque une image cosmique où tout semble s’opposer. Cependant, Hélène Dorion cherche à réunir ces éléments, comme le suggère le présent dedescription dans l’expression « elles glissent dans l'heure bleue »(vers 6), introduisant une douceur contrastée avec la brutalité des vers précédents. Le groupe nominal « l'heure bleue », moment de transition entre lejour et la nuit, exprime une suspension du temps et donne une impression de flou temporel. Cela brouille les repères entre passé et présent, créant une dilatation du temps. On retrouve ici un mélange de perceptions sensorielles : la vue avec « un rayon vif de souvenirs » (vers 7), l’odorat avec « l’humus » (vers 8), qui évoque le principe de vie des forêts. L’allitération en « l »confère une légèreté et une douceur sonore à cette section, contrastant avec les ruptures plus brutales du début du mouvement. Ainsi, ce premier mouvement met en place un paysage lyrique où les oppositions (terre/ciel,horizontalité/verticalité) se mêlent dans un espace de réconciliation, symbolisé par la forêt qui devient métaphore de l’intériorité de la poétesse.
Deuxième mouvement
Dans un deuxième mouvement (vers 11 à 15), on passe de l’immensité à un espace clos. Ce deuxième mouvement présente un rétrécissement, à la fois dans la longueur des strophes et dans l’espace symbolique évoqué. On passe d’un cosmos ouvert à un espace plus restreint avec « des greniers peuplés de fantômes » (vers 11). Le nom «grenier » est connoté : il rappelle un lieu de souvenirs, d'accumulation dupassé. Ce retour vers un espace clos se poursuit avec le vers « les mâts de voyages immobiles » (vers 12), un oxymore qui exprime l’idée d’un voyage poétique introspectif où l'on peut voyager sans se déplacer physiquement. Cette juxtaposition entre mouvement et immobilité traduit la tension entre le passé et l’avenir. Le groupe nominal étendu « un jardin de vent où se cognent les fruits » (vers 13) combine à nouveau des éléments naturels, mais cette fois, les fruits, symboles de fertilité et de création, sont secoués par le vent. Le vent peut être une métaphoredu changement, tandis que les fruits rappellent le passé d’une « saison déjà passée » (vers 14), le participe passé renforçant ainsi l'idée de temporalitécyclique. Ce mouvement illustre un retour vers l'intimité, avec une réflexion sur la mémoire, la nostalgie et le passage du temps. Le passé s’entrelace avec le présent dans un espace de méditation personnelle.
Troisième mouvement
Dans le dernier mouvement, le poème retrouve une verticalité, mais cette fois-ci associée à l’espoir. Le vers « mes forêts sont mes espoirs debout » (vers 16) personnifie les forêts en tant que symbole d’espérance, renforcé par l’image de la verticalité du mot « debout ». Ces espoirs sont comme des arbres, enracinés dans le sol, mais s’élevant vers le ciel. L’évocation du « feu de brindilles » (vers 17) à travers un nom suivi de son complément suggère à la fois fragilité et force. Les brindilles, qui peuvent être facilement détruites, sont aussi capables d'allumer un feu, symbole de lumière et de chaleur. On voit ici l’idéed’un espoir fragile mais nécessaire pour éclairer le monde, en opposition aux « ombres » (vers 18) avec lesquelles le feu forme une antithèse. Le poème se terminesur deux vers puissant : « mes forêts / sont des nuits très hautes » (vers 20-21). L'hypallage (« nuits très hautes ») symbolise l'idée d'une élévation spirituelle. Les forêts, en tant qu'entités créatrices, deviennent des espaces d'inspiration poétique. L’image finale condense tout le pouvoir de verticalité et de dépassement que la nature et la création poétique peuvent incarner. Il y a une fusion entre la nature et la poésie, et les éléments qui semblent opposés (nuit, feu, ombre) sont finalement réunis dans un tout harmonieux.
Conclusion
En conclusion, ce poème inaugure un voyage à travers les forêts intérieures d'Hélène Dorion. À travers des métaphores audacieuses et paradoxales, la poétesse nous invite à explorer son paysage intime, où le temps, la nature et l’âme s’entrelacent. Les forêts deviennent des espaces de méditation sur la mémoire, l'espoir et la création. Les « voyages immobiles » évoqués dans le dernier poème du recueil rappellent la capacité de la nature à inspirer une introspection profonde. À travers ce voyage, Dorion nous conduit à une compréhension plus profonde de la place de l’humain dans l’univers.